Ce matin là, j’arrivais (encore) en retard à la Ruche, espace de co-working
de l’innovation sociale parisien. J’ai toujours adoré y travailler. Les bureaux
sont mitoyens du Comptoir Général, bar qui se surnomme également « le
petit musée de la Françafrique ». Dans ce bar, on trouve des photos de
dictateurs africains, des arbres poussent dans les locaux, on boit du jus de
bissap et y regarde des expositions photos d’Omar Ly. Dans la Ruche, on butine
et on buzz autour du développement durable, de l’achat solidaire, de
l’investissement responsable bref le cœur de l’entrepreneuriat social et
solidaire. C’est là que SINGA a ses locaux. C’est là que je me sens chez moi.
A peine arrivée je rencontre S. C’est son mari qui m’avait parlé
d’elle. Il fait partie des bénéficiaires des cours de français en tutorat de
SINGA, programme dont je m’occupe et qui vise à mettre en contact une heure et
demi par semaine des tuteurs bénévoles français avec des réfugiés ayant besoin
d’apprendre la langue de leur pays d’accueil mais aussi, et souvent surtout de
rencontrer des gens de cette société inconnue, de reprendre confiance en eux, et
de découvrir les subtilités des codes socio-culturels.
Le mari de S. m’avait été envoyé par le Centre d’Accueil pour
Demandeurs d’Asile de Créteil. Dans la fiche de liaison était indiqué « a
besoin de prendre confiance en lui ». Lors de ma rencontre avec ce dernier,
c’était son sourire résigné qui m’avait frappée. Au téléphone, il ne me
répondait que des « OK » évasifs et dans la réalité j’avais face à
moi un homme discret et qui m’avait avoué en baissant les yeux « I have a
master degree in economics ». A Dhaka, il gérait une entreprise
d’import-export, et était arrivé en France en 2012 avec sa femme et ses deux
enfants.
Il m’avait un peu parlé de sa femme, expliquant brièvement qu’elle
avait un « master degree » et un MBA. Sa tutrice et moi étions impressionnées,
mais apparemment S. ne souhaitait pas prendre de cours de français avec SINGA
car elle en suivait déjà intensivement à Créteil. Néanmoins, elle me contacta par téléphone
quelques semaines plus tard :
-
Yes, oui, c’est Madame S. Mon mari
a dit que je pouvais vous contacter si j’avais un problème.
-
Oui madame, mais tout dépend, il
faut m’expliquer d’abord la nature du problème.
-
Pas par téléphone. Je peux vous
voir ?
Nous convenons donc d’un rendez-vous, le lendemain.
C’est donc ce matin là que j’arrive en retard. S. est déjà là, devant
mon bureau, je lui serre la main, et la présente à Nathanaël, directeur de
l’association. Nous nous dirigeons vers le Comptoir Général pour discuter. Nous
allons là-bas d’une part faute de salle de réunion libre à la Ruche, mais
d’autre part surtout parce que nous recevons parfois les réfugiés bénéficiaires de
nos programmes dans ce café atypique. Disons que ça change des bureaux et
salles d’entretiens de l’OFPRA. Surtout sachant que notre mission est de
favoriser l’intégration socio-économique des réfugiés, le champ d’application
est large et parfois un simple entretien, un sourire et un café peuvent aider
une personne à reprendre confiance en elle et avoir l’idée de créer de nouveaux
projets
Bref, nous nous asseyons et S. nous parle, un peu en français, un peu
en anglais, pour nous expliquer son histoire. Leur histoire. Dhaka, son travail
en zone rurale, dans des cliniques de maternité, les ONG, favoriser le
développement local, créer et développer des projets pour développer
l’éducation à la santé, l’éducation et l’hygiène pour les enfants des slums des
alentours de la capitale bengali. Puis l’arrivée en France, avec son bébé de 18
mois aujourd’hui et son fils de 8 ans. Son mari qui ne trouve pas de travail, et
elle qui a brièvement fait une formation de rouleuse de sushi (y-t-il un autre
nom pour ce métier ?). Entre deux larmes, elle nous dit qu’elle veut
déménager, que dans le HLM qui leur a été attribué, il y a trop de puces et que
ses enfants en sont couverts. Elle me dit aussi qu’elle prend des cours de
français auprès de son fils qui parle déjà bien, que ce qui lui manque le plus,
c’est le terrain, le contact avec les gens. Que finalement, elle réalise que
ces gens qu’elle aidait au pays, lorsqu’elle était chef de projet humanitaire, ces
gens, aujourd’hui, c’est elle et sa famille.
Sa requête ?
Elle me demande de contacter un institut de formation au métier de mise
en rayon afin de leur demander si son dossier a été accepté car elle espère
depuis maintenant 3 semaines pouvoir trouver une formation gratuite
professionnalisante.
En partant, et avec un sourire timide, elle me laisse son cv ainsi que
les coordonnés de l’institut, que je contacte aussitôt.
« Elle n’a pas le profil.
Désolé ».