mardi 18 mars 2014

"Quel voile mettre sur ses discours après n'en avoir plus laissé sur sa personne?" (Pierre Choderlos de Laclos)

Singa bosse avec une soixantaine de ‘bénéficiaires’. Un bénéficiaire, c’est un réfugié dans notre langage. Un type ou une nana qui est protégé par la France, parce que s’il rentre chez lui, et ben… il peut mourir. Derrière le mot bénéficiaire, il y a tout un tas de subtilités. Il y a une culture. Par exemple, Madame M. m’a dit l’autre jour : « oui mais vous les français, il faut toujours vous prévenir qu’on vient, ou prendre rendez-vous ».

Il y a un mode de vie. Quand on débarque de Somalie, où la technologie la plus avancée que l’on ait connue, c’est une voiture, et qu’on nous balance dans la Gare du Nord, au niveau du RER B, et qu’en plus faut prendre l’escalator, qui apparaît plus comme un serpent magique qu’un outil, on flippe.

Quand on est habitué à aller travailler au champs avec ses enfants sur le dos, que l’on doit les poser sous un arbre le temps de cultiver la terre, et qu’au Pôle Emploi on nous dit que non, les enfants doivent rester à la maison, on ne peut pas se rendre à nos rendez-vous professionnels avec eux, il y a de quoi être désabusé.

Quand on voit que les chiens et les chats européens mangent autant que toute notre famille, qu’ici pour se marier, on a pas besoin de prouver à la belle famille qu’on assure, que la prière, c’est mal vu, que les couleurs sont inexistantes, qu’il est indispensable de connaître quelqu’un pour lui dire bonjour, et que si on salue un inconnu il nous prend pour un fou… Bref, tout ça, ça désoriente un peu non ?

Alors quand j’ouvre mes mails et tombe sur la fiche descriptive du profil de S.,  nouvelle bénéficiaire, et que je lis « Madame porte un voile intégrale, a enseigné en école coranique en Guinée, et a spécifié  vouloir un tuteur de sexe féminin », je me dis en premier… Ouh la galère.

Et puis, avec les jours, je me demande pour qui elle est, cette galère. Au début, je pensais que ce serait pour moi. On bosse dans 3 écoles : la première, institut de relations internationales privé, la seconde : institut catholique, et enfin Dauphine, université publique. Et puis aussi, on est présent dans un Squat, au sein duquel: une association féministe. Dilemme… J’écris aux écoles, la loi est stricte : pas de port du voile intégral dans les lieux publics. J’appelle l’assistante sociale de S. et lui demande comment elle fait au sein des locaux de France terre d’asile. Elle me répond : « on lui demande de découvrir son visage, mais elle porte un masque anti-pollution… Et détourne les yeux lorsqu’un homme passe ». Après quelques minutes de conversation, on réalise que la tâche sera plus difficile que prévue. S. vient d’arriver, elle ne sait pas forcément qu’en France, l’administration est mixte et que l’on ne peut pas choisir le sexe des personnes qui travaillent avec vous.

Bon, je me dis que pour les écoles, c’est mort. Du coup, je tente le squat et demande au contact nous ayant permis de profiter des locaux si S. peut s’y rendre pour apprendre le français. Elle me répond après deux heures : « débat houleux, à priori, certains des occupants refusent sa présence ». J’argue que S. est d’accord pour découvrir son visage. « Dans ce cas, certains changent d’avis et saluent l’effort du retrait du voile».

Tiens, Dauphine également m’appelle pour me préciser que si le visage est découvert il n’y a pas de souci. Bon, ça fait deux établissements, au moins au début, dans lesquels S. ne souffrira pas forcément de la contrainte et pourra librement se cacher, peut-être par tradition, religion, traumatisme, ou finalement par terreur de cette société qui la juge, la regarde, et l’exclue.