samedi 31 octobre 2015

Fury Road

On passe notre vie à courir après des héros. On va au cinéma pour les voir, on lit des romans pour les imaginer, on prend des risques pour les imiter, on zappe la télé pour les fantasmer…

Les super-héros rythment pourtant mon quotidien. Ca explique pourquoi je vais moins au cinéma. Je les rencontre tous les jours.

Anne habite à Moscou, elle est juriste. Ayant terminé ses études de droit à 22 ans, elle rejoint des mouvements politiques, afin de protester contre le Diktat Poutinien, et faire valoir non seulement ses droits, mais ceux des autres. Travaillant le jour, manifestant la nuit, Anna est une super-héroïne. Elle se bat pour la liberté d’expression, la fin des violences, de la tyrannie, pour un état plus juste, pour les femmes, les homosexuels, les trans, pour les humains. Elle rêve d’un monde dans lequel elle pourrait s’exprimer, dans lequel on pourrait s’aimer sans risquer de se faire tabasser à coup de bouteilles en plastique, sans connaître la signification du terme « petite hirondelle », ni que cela implique pour les victimes des forces de l’ordre d’être suspendues par les mains au plafond pendant qu’on se prend des coups dans le ventre et que l’on crache du sang. Un monde où quand la police nous parle, ce n’est pas pour faire de la garde à vue.

Puis la police apprend qui elle est. L’arrête. La frappe. La menace. La relache. Appelle ses parents. Dit d’elle qu’elle fait du trafic de drogue, ou pire. Ment. Veut la retrouver. Le lendemain de cet appel, Anna ne se rend pas à son cabinet d’avocats.

Elle prend ses affaires, et un avion. Arrivée en France, Anne est hébergée chez des militants politiques. Elle souhaiterait parler à sa famille mais les sait sur écoute. Alors, il faut s’intégrer, faire des démarches, demander à la France de la protéger. Mais quand on a tout quitté, et que notre propre famille ne nous croit plus, que notre identité est brisée, tout comme notre carrière, nos amis nous ont oubliés… On fait quoi pour se reconstruire? Anne prend son temps, refuse de rencontrer toutes ses personnes formidables que l’on veut lui présenter, se replie, et réalise que tout est fini. Qu’elle ne pourra pas rentrer chez elle, du moins, pas maintenant, ni bientôt. Après quelques mois, elle s’inscrit à l’université. Parle français.

Et trouve un emploi chez Décathlon. A l’entretien, un doute s’immisce sur ses conditions de travail.

-Donc, vous ne parlez pas très bien français?
- Non, je suis réfugiée politique.
- Ah. Il vaut mieux ne pas trop en parler. Et vous savez, si vous voulez vous démarquer, il va falloir progresser en français. Et aller vite.

Quelques jours plus tard, Anne a fait l’expérience du monde de cette entreprise. A temps partiel, elle enchaine six heures d’affilée, avec une pause de dix minutes, pas le droit de prendre plus, il faut être dans le rayon, répondre aux clients, sourire, proposer le produit le plus cher, et surtout ne pas conseiller les bas de rayon.

« Vous n’êtes pas très efficace. Ce serait mieux de ne plus prendre de pause pipi ».
« On l’a recrutée parce qu’elle est réfugiée ».
« Vous ne resterez pas plus longtemps. A la fin de la période d’essai, vous partez. ».
« Vous n’avez pas fait autant de chiffres que les autres ».
« Vous êtes mignonne ».

Anne quitte ce job. Et continue de se faire siffler dans la rue. Normal, elle est russe, blonde, grande, sublime. Alors pourquoi se priver? Pourquoi s’empêcher de faire des bruits de succions à son passage? Elle le mérite non?

« Oh, tu nous emmerdes avec le harcèlement. Si c’est pour passer des soirées pourries, je préfère ne plus aller en boite avec toi. C’est normal non, que les mecs essayent, tentent leur chance? Pas besoin de te sentir mal à cause de ça! »
« Merde Anna, on va pas non plus le mettre dehors parce qu’il a essayé de t’embrasser. Tu es jolie, prends le comme un compliment! »

Anne continue, elle serre les dents, et sourit. Après tout, les super-héros sont les plus anonymes.


samedi 17 octobre 2015

12 000.

Wow. 12 000.

Douze mille. Ca fait beaucoup. Je ne sais pas si vous avez déjà organisé des soirée avec 12 000 personnes, ou des évènements, mais moi, ça me dépasse un peu. Ca me dépasse parce que nous pouvons constater le pouvoir de tous. Une marche a dit un jour « Pour tout changer, il faut tout le monde », et clairement, là, on a du monde.

12 000, c’est le nombre d’inscrits sur la plateforme CALM, le dispositif qu’on a lancé avec SINGA pour permettre à qui le souhaite d’héberger une personne réfugiée chez soi. Et ça, en un mois seulement. Alors entre les médias qu’il a fallu gérer, les fachos, les critiques, souvent positives, parfois inadmissibles, les gentils qui ne comprennent pas forcément tout, les complexes de Dieu, les journées de 20 heures, les personnes souhaitant adopter des enfants syriens… Entre tout ça, il y’a ce qui domine et ce qu’il reste : le courage de ces propositions.

80.

Quatre-vingt. C’est le nombre d’hébergements mis en place en un mois. C’est des témoignages poignants.

Je viens de parler à un jeune homme. Honnêtement, au départ, quand il a été le 7ème à s’inscrire sur CALM, je ne pensais pas que ce serait aussi simple. Arrivé à 18 ans en France et obtenant rapidement le statut de réfugié, il passe 9 ans dans la rue. 9 ans, c’est putain de long dans la rue, on risque tellement, pour son mental, pour sa vie… Il galère, entre le 115 et des personnes croisées. Et là, il vit chez un couple de personnes retraitées, il apprend l’anglais, il a trouvé un emploi. Il a un toit sur la tête pour la première fois depuis 9 ans.

Un autre jeune homme, que je croise en formation, me dit « Merci ». Apparemment, il héberge un homme qui est musicien. Ils jouent tout deux du même instrument, et ont fait leur premier concert ce weekend.

Une dame nous envoie un témoignage :
« Les Français ont du coeur  et vous en êtes le moteur vous marchez à l'énergie de l'amour pour votre prochain nous sommes le bois qui alimente votre flamme afin que cette flamme ne s'éteigne pas et qu'elle éclaire le coeur des gens ici bas ! »

Un autre :
« Pourquoi témoigner, pourquoi écrire quelques mots sur une chose qui me parait finalement tellement banale ?
Accueillir une personne qui a besoin de se poser, de se reconstruire, d’apprendre et de s’insérer dans une nouvelle société c’est simple, ça se fait avec naturel sans vraiment se poser de questions. Les questions, les peurs et les angoisses font peu partie de mon monde. Je suis de la génération Coluche, j’aime la vie, sourire, rire et prendre les choses à légère mais quand il faut redevenir sérieux sur des vrais thèmes comme la Fraternité et la compassion, je réponds présent. »

Même s’il est parfois difficile de développer le lien :
« J’avais nettoyé toute ma maison. Ca brillait. Nous avions passé le weekend à préparer son arrivée. Mais en arrivant au foyer où nous devions le récupérer, nous l’avons vu, seul, le regard fuyant, son sac plastique à la main. Il venait dans notre belle maison, et il ne voyait pas ce que nous avions préparé pour lui. Cela ne lui importait pas. Il ne voulait que se reposer, et son regard montrait bien que finalement, la propreté et le luxe de ma maison, il n’en n’avait rien à foutre. Ses yeux montraient une souffrance tellement forte que quelques draps propres n’auraient jamais rien pu guérir. »


« Et avec le froid qui arrive, pensez-vous que l’urgence soit plus pressante ? » Comment pourrait-on répondre à cela ? L’urgence, la fameuse. En sortant d’un rendez-vous avec le SAMU social, j’ai appris quelques trucs, notamment que les décès sont plus forts en été qu’en hiver, car le froid suscite bien la pitié, ce qui sauve des vies. Qu’il y’a 15 ans, il n’y avait pas de familles dans la rue. Actuellement, 800 personnes n’ont pas accès à l’hébergement d’urgence en Ile de France. Et enfin, que le misérabilisme n’est une solution pour personne.

Alors, on ouvre nos portes ? On crée du vivre-en-chambre ? On s’y met tous un peu, faisant fi des politiques, et oubliant la misère ? Parce qu’après tout, proposer des draps, une douche, un repas, c’est pas si compliqué ? Après tout, je fais partie des personnes qui cherchent en permanence plus de relations, plus de contacts, plus de vitalité, entre les bars parisiens, et les réseaux sociaux. Pourquoi ça ne démarrerait pas en bas de chez moi, au pas de ma porte ?

Il y’a tant de personnes anonymes et de volonté manifeste de changer le monde. Parce que, et c’est un bon mantra, notre capacité à changer le monde est proportionnelle à notre capacité à créer du lien. Et le lien, il est là, il existe, il ne demande qu’à s’étendre.